Le Japon est un pays volcanique et montagneux, disposant de peu de plaines et donc de possibilités limitées pour développer son agriculture. Seuls 12% de la surface du territoire est cultivée (contre 36% en France), et plus de la moitié est dédiée à la culture du riz. Celle-ci apparaît au cours de la période Jomon (16 500 - 3000 avant JC) et elle va fondamentalement structurer la société japonaise. Au fil des siècles, la population va se rassembler sur ces territoires cultivables, organisant l’entraide pour les cultures, la mise en place des systèmes d’irrigation et la protection contre les catastrophes naturelles.

Dans ce contexte de communauté agricole, le riz est devient peu à peu une véritable unité de mesure synonyme d’argent et de pouvoir. Dans le Japon féodal, il sert à mesurer l’influence des Daimiyo (les seigneurs), et le « goku » de riz devient l’étalon pour exprimer l’importance territoriale, un goku correspondant à 180 litres. Citons en exemple le territoire de la région de Kaga : elle devint l’une des plus importantes zones d’influence du Japon pour arriver, à l’époque Edo (~1867) à « Hyakuman goku », c’est à dire qu’elle représentait un million de Goku ! En d’autres termes, Kaga était capable de produire 180 millions de litres de riz par an, une influence considérable ! En contrôlant le riz, le Daimyo régnait sur les habitants et son territoire. Davantage de riz signifiait tout simplement davantage de sujets. Par ailleurs, le contrôle de ces vastes territoires nécessitait l’aide de très nombreux samuraïs. Employés par le Daïmiyo, ils étaient payés… en riz !

Chateau de kaga au Japon et village traditionnel japonais au fond d'un champ de riz

Bien entendu, cette époque est révolue, les terres ont été réorganisées et le territoire japonais s’est modelé en 47 préfectures administratives. Le riz n’est donc plus utilisé comme unité de mesure. Plus utilisé…, sauf dans le monde du saké où le goku a toujours cours ; il est utilisé pour exprimer la taille d’une brasserie. Simplement pour donner une échelle de grandeur, un gros producteur est capable de produire 250 000 gokus, soit 45 millions de litres de saké par an, alors qu’un petit se situe aux alentours de 500 gokus, soit 90 000 litres. Une différence d’échelle considérable !

Fort heureusement, dans un monde aussi raffiné que celui du saké, le riz n’est pas qu’une simple unité de mesure et on trouve assez rapidement l’importance de l’aspect qualitatif des choses. Car c’est bien la qualité du riz qui a fait la réputation et par ailleurs la fortune de certaines régions du Japon. En toute logique, ces terroirs ont donné naissance à de fortes traditions de production de saké, les brasseurs développant in-situ leurs propres méthodes, dans l’idée de produire le meilleur saké à partir du riz local. Ce travail de mise au point étalé sur des siècles, comparable à un travail de recherche, a débouché à l’établissement de véritables courants de pensée appliqués à l’élaboration du saké. Chaque région a développé son propre savoir, formant des générations de spécialistes qui ont transmis leurs méthodes jusqu’à nos jours. On compte une petite dizaine d’écoles très influentes à l’heure actuelle, parmi lesquelles les écoles Echigo Tojo ou Nambu Toji, par exemple. La notion de terroir à saké n’est donc pas une simple donnée géographique liée au lieu de culture du riz, elle est aussi intellectuelle, intimement liée à l’origine du savoir-faire de chaque producteur. Dans un contexte moderne où les hommes (et le riz…) voyagent très bien, il est aisé de comprendre qu’un saké puisse être le fruit d’une double influence où un terroir physique et un « terroir virtuel » se superposent.

carte du japon où figurent les écoles de brasseurs de saké

Une chose importante à noter : le riz utilisé dans la production de saké est un riz assez différent du riz de consommation courante. Appelé Shuzo koutekimaï, il est plus gros, plus riche en amidon et surtout résilient après cuisson en comparaison avec le Hanmaï, le riz de consommation. Ces caractéristiques, en apparence relativement simples, génèrent de fortes contraintes pour les cultivateurs et le simple fait que le grain soit plus gros signifie que l’épi qui le porte est plus haut, et en conséquence plus sensible aux conditions climatiques, notamment aux vents et aux typhons qui sont fréquents en été et automne (période où l’épi est le plus chargé…). La grande taille de ces épis affecte également à la baisse le rendement des cultures. Un rendement faible, des risques de perte et donc des coûts de production plus importants, font que le riz à saké est plus cher que le riz de consommation. L’impact sur le prix d’une bouteille est évident.

Cela n’a pas toujours été le cas, mais aujourd’hui, les métiers de cultivateur de riz et de producteur de saké sont bien séparés. Le Kuramoto, producteur de saké, achète le riz au paysan et ce dernier doit planifier ses cultures d’une année sur l’autre car les réservations se font bien des mois à l’avance, notamment pour les souches les plus recherchées. Car tous les riz ne se valent pas et, dans les riz cultivés spécialement pour la production de saké (5% vs 95% pour les riz de consommation), seul 1% est destiné à la production de saké haut de gamme. Considérant qu’au sein de ce maigre pourcentage, certains riz font figure de références, on imagine la compétition qui peut exister entre brasseries pour se procurer les meilleures qualités. Prenons l’exemple suprême du riz Yamadanishiki. Il est considéré comme le roi des riz à sakés. Ultra-réputé, il est l’un des riz préféré pour la production de daïginjo. En effet, le grain est gros et résiste bien au polissage, ce qui permet d’atteindre des degrés importants. Son cœur, le Shimpaku, est très concentré en amidon et les combinaisons avec les levures sont très bien maîtrisées. Le Yamadanishiki permet d’élaborer des sakés raffinés et de qualité stable année après années. Les brasseurs n’hésitent donc pas à acheter ce riz très cher aux meilleurs producteurs, choisissant le meilleur grade (A+, en comparaison avec les grades B ou C pour des sakés moins prestigieux). C’est le prix à payer pour faire entrer un daïginjo dans les concours nationaux et faire la démonstration de ses capacités techniques ; l’idée étant bien entendu de promouvoir la brasserie toute entière. Les critères pour être classé comme Shuzo koutekimaï, ou riz à saké, sont très stricts ; la taille, le poids, la concentration en amidon, autant de paramètres mesurés par les décideurs. Mais il existe quelques recoupements avec le Hanmaï et certains riz de consommation peuvent être utilisés pour l’élaboration du saké. D’ailleurs, produire un saké remarquable avec un riz plus commun est un véritable challenge que beaucoup de producteurs aiment relever, avec le même respect de cette source de richesse, et dans la croyance que tous les japonais vous confirmerons : dans un seul grain de riz, il y a sept dieux qui sommeillent.